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Les portes du poème,

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Les portes du poème, hommage à Habib Tengour Textes réunis et présentés par Regina Keil-Sagawe et Hervé Sanson Dessins de Hamid Tibouchi essai, apic éditions, Alger, novembre 2022. Les vingt-sept contributions ici rassemblées et superbement illustrées par Hamid Tibouchi – études critiques et textes de création – rendent hommage à une œuvre de premier plan dans les lettres algériennes et plus largement contemporaines, mais paradoxalement encore méconnue. Ce volume entend, à l’occasion du soixantième-quinzième anniversaire du poète Habib Tengour, inaugurer de nouvelles pistes de recherche quant à cette œuvre et permettre une plus juste appréhension de ses enjeux. Les hommages des pairs – poètes du monde entier – donnent à l’ouvrage une dimension affective, charnelle, et prolongent les analyses des chercheurs en ménageant des échos inattendus. « N’entre dans le poème que celui animé d’une intention droite ! », nous a avertis Tengour. LES PORTES DU POEME s’entrouvrent ainsi sur une des voix poétiques les plus importantes de sa génération (prix Dante en 2016, prix Benjamin Fondane en 2022, prix Dante Alighieri en 2023, pour l’ensemble de son œuvre). Regina Keil-Sagawe (Université de Heidelberg) est traductrice et chercheuse. Elle a traduit en allemand de nombreux auteurs maghrébins dont Habib Tengour, mais aussi Mohammed Dib et Driss Chraïbi, entre autres. Hervé Sanson, enseignant-chercheur (ITEM-CNRS), est spécialiste des littératures francophones du Maghreb. Ses auteurs de prédilection se nomment Habib Tengour, Mohammed Dib, Albert Memmi et Assia Djebar. Hamid Tibouchi est peintre et poète. Sa production plastique est protéiforme : peintures, dessins, gravures, estampes numériques, photos, livres d’artistes, livres-objets, décors de théâtre, vitraux, illustrations de livres et revues.

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Maintenant, j’enjambe le petit ruisseau

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SEPT QUESTIONS A ASHUR ETWEBI 1/ Une autobiographie en quelques mots. Ashur Etwebi est né en 1952 dans la ville de Tripoli en Libye. Poète, traducteur, médecin et professeur des Universités, il a commencé à publier ses recueils au début des années 1970. Il a neuf recueils de poésie et sept livres traduits parmi lesquels, les poèmes de Jalâl Eddîne al-Rûmî ; le poète indien Kabîr ; le Chilien Vincente Huidobro et des haïkus japonais sur quatre siècles. Plusieurs livres de poèmes choisis sont parus dans diverses langues. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Quelque chose que l’on peut facilement définir, de même que l’on peut passer une vie entière à essayer de la définir. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Oui, la plupart du temps. D’autres fois, la frontière est si mince qu’il est impossible de les distinguer. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. En temps de crise, le poème peut imposer à celui qui le compose de prendre son ancienne forme, de même qu’il peut aller de l’avant et épouser une autre forme, nouvelle. 5/ Quel avenir pour la poésie ? La poésie est toujours là-bas, dans l’avenir. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Elle n’a ni un grand rôle, ni un fort impact, mais elle ne peut être marginalisée ou omise. Certains poètes sont même capables de la rendre acceptable et belle. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. La traduction est comme les ruisseaux qui nourrissent le fleuve. Un fleuve sans ruisseaux ni ramifications est un fleuve qui meurt très vite.

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Marcher loin sous les nuages

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SEPT QUESTIONS A CECILE OUMHANI 1/ Une autobiographie en quelques mots. Différentes langues résonnaient dans les paysages de mon enfance. Je n’avais pas accès à certains d’entre eux, parce que je ne les avais jamais vus et je ne les connaissais qu’à travers ce que les mots pouvaient m’en dire. L’éloignement a toujours été une composante de ma vie, avec des interrogations sur l’absence et sur l’espace. Les lettres échangées en anglais et en français ont occupé une place essentielle. Elles étaient le seul lien entre des êtres qui souffraient d’être séparés, de ne plus pouvoir partager le quotidien. Les feuillets surchargés de phrases étaient comme le condensé de ces jours qu’ils ne passaient plus ensemble, puisqu’ils vivaient sur des continents différents. Ce sont ces feuillets qu’on lisait à la maison qui m’ont permis d’accéder à la page, en tant que lieu à part entière. Ils m’ont fait découvrir les failles et les interstices qui s’inscrivent entre les mots, en même temps que je devinais aussi leur capacité à ouvrir des chemins. Les livres, qu’ils soient écrits dans l’une ou l’autre langue, ont eu également un rôle capital. Je les lisais indifféremment en anglais et en français, passant de l’imaginaire d’une langue à un autre, au gré d’un livre ou d’un moment. Lettres et livres ont donc fait que les mots ont toujours été investis d’une place particulière. Anglais et français, voyages d’un côté et de l’autre, m’ont permis de développer tout naturellement des liens privilégiés avec la Tunisie, à partir de 1970, ajoutant une dimension supplémentaire aux facettes de l’éloignement, avec la musique d’encore une langue et ce qu’elle peut me dire des lieux et des êtres qui l’habitent. Poèmes et romans surgissent au fil de ce qui m’appelle, un peu comme s’il s’agissait d’une respiration aux modalités particulières. Mais qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, ma relation aux mots reste fondamentalement liée à la poésie. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie ». Comment définir ce qui se joue aux confins de l’indéfini, ce qui cherche à en cerner les contours, faute de pouvoir l’atteindre ? Nous recevons les mots en héritage et nous voyageons avec eux. Ou devrais-je dire qu’ils voyagent en nous ? Nous n’en finissons pas de cheminer avec cet insu des mots, portés et pétris par tant d’êtres humains avant nous. Ce qui voyage ainsi dans l’intimité de notre for intérieur se perd dans la nuit des temps et nous traverse. Nous interrogeons les mots. Et ils nous interrogent. La poésie se trouve peut-être dans ce lieu mystérieux de nous-mêmes avant de venir se réfracter dans les traces que notre main inscrit sur la page. 3/ Comment vous situer dans l’écriture ? Il m’est difficile de répondre à cette question. Tout au plus puis-je essayer d’esquisser ce que je recherche. L’épaisseur de la nuit dont les mots sont porteurs me fascine autant que l’acuité que peut prendre le quotidien, ou plutôt l’acuité avec laquelle il est parfois donné d’en percevoir certains moments. J’irai jusqu’à parler d’une acuité des mots à laquelle on tente d’être réceptif. Un peu comme lorsqu’on fouille le grain d’une pierre ou le tissage d’une étoffe et que soudain s’entrouvre une échancrure, se dresse un relief. On est arrêté par ce qui se découvre et qu’on entraperçoit. Oui, je crois que ce que j’essaie d’écrire est étroitement lié à une attention au silence des mots, à une recherche dans ce qu’ils ont de souterrain mais aussi de lumineux. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Des poètes contemporains comme Marilyn Hacker montrent brillamment comment des formes et des rythmes anciens peuvent se renouveler. Je pense à son poème Pantoum en temps de guerre ou encore à Rengas de Syrie. Son souci d’user d’une forme ancienne pour dire le monde d’aujourd’hui est au cœur de sa recherche de poète, me semble-t-il. Ce que la contrainte d’une forme enferme et restreint permet en réalité d’approcher ce que nous n’approcherions sans doute pas autrement. Comme l’échappée au terme d’un chemin d’ascèse... Le poète peut décider d’avoir recours à des formes préexistantes qu’il connaît à travers les lectures, dont il s’est nourri et continue de se nourrir. Mais il en existe d’autres dont lui ou le poème décide à un moment donné. Le poète obéit alors à la nécessité d’un poème à venir, à ce qui commence de cheminer, de s’imposer à lui. Il écoute ce qui murmure et se fraye, attentif à ce qui est déjà et qui se cherche jusqu’au bout de sa main. Il me semble qu’écrire un poème est indissociable d’une forme, que celle-ci soit choisie délibérément parmi celles qui existent déjà ou qu’elle apparaisse dans le processus d’écriture. Mais même lorsqu’il pense créer une forme, je crois que le poète reste habité par ce qu’il a lu, l’expérience qu’il a de la poésie passée et contemporaine. Il puise, parfois sans s’en rendre compte, dans les rythmes et les formes qu’il continue d’entendre en lui et qui respirent en lui longtemps après qu’il les a écoutés pour la première fois. René Char parlait de la traversée des « hautes cages où dorment les échos »... Le propre de la poésie n’est-il pas cette recherche poussée aux limites du connu qui nous a précédés pour tenter d’approcher l’inconnu de nous-mêmes et du monde ? 5/ Quel avenir pour la poésie ? La poésie est malheureusement trop souvent repoussée aux marges de sociétés où l’on cherche à flatter le sensationnel, la facilité, parce que tout cela se vend bien. On relègue la poésie à des cercles de connaisseurs, d’amateurs, qui seraient décalés par rapport à la réalité du monde que nous habitons et à ce que serait la vraie vie. Et moi, je garde à l’esprit les situations de souffrance extrême où la poésie a sauvé les gens, où elle a été ce qui leur a permis de survivre, de traverser l’indicible, de préserver leur dignité, leur humanité. La poésie est infiniment précieuse. Elle a été le pain que des êtres humains ont continué de trouver quand ils n’avaient plus rien, avec ces mots puisés dans leur mémoire qui les ont portés d’un jour à l’autre vers une liberté retrouvée. Elle a été le pain de leurs révoltes, celles qui guident vers des aubes nouvelles... La poésie est fondamentale et j’irai jusqu’à dire qu’il n’y a pas d’avenir pour l’humain sans la poésie. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. J’ai évoqué plus haut le rôle des sonorités et du rythme, qui me semblent être d’une importance capitale, et cela, quelle que soit la forme d’écriture envisagée, prose ou poésie. Si l’on écrit, cela vient habituellement d’une relation particulière qu’on entretient avec les mots depuis l’enfance. Les mots, nous les avons d’abord entendus à travers le chant, puis porteurs de la magie du conte. Il y a dans cette transmission qui remonte très loin aux débuts de notre vie une dimension orale, charnelle qui s’entremêle avec ce que sont les mots, tels que nous pouvons les lire sur une page. La première expérience que nous en avons eue et qui se perd aux débuts de notre mémoire est étroitement associée à la musique, à l’émotion d’une voix qui accentue, à la présence d’un corps qui vibre selon un rythme. Un peu plus tard, nous associons les mots à la capacité qu’ils peuvent avoir de traverser les apparences du quotidien, de le dépasser, à la recherche de ce qui vient résonner dans notre être profond. Et lorsqu’on écrit un poème, je crois qu’on est traversé par tous ces échos. Peu importe si on se situe ensuite dans le prolongement de ces premières expériences de la langue, ou au contraire dans une recherche qui voudrait s’en démarquer, la respiration et le souffle de ces chants, de ces mythes que nous avons entendus nous a marqués, consciemment et inconsciemment. 7/ La place de la traduction dans la démarche poétique. Entendre des poèmes dans des langues inconnues m’a souvent touchée profondément, comme si d’une certaine façon, le poétique parvenait à frayer son chemin par-delà toute traduction. On dira qu’il s’agit peut-être d’une sensibilité aux sonorités et aux rythmes du poème, envisagé comme relevant de la musique. On pourrait ajouter que la présence du poète ou d’un comédien lisant le poème est aussi porteuse de sens non verbaux qui contribuent à un certain degré de « passage » du texte. Je crois aussi que la possibilité pour le poème de franchir l’opacité d’une langue pour toucher celui qui l’écoute témoigne d’une spécificité de la poésie. Un peu comme si alors on parvenait à entendre un noyau poétique qui transcende les langues. On a souvent dit qu’il était impossible de traduire la poésie. Jakobson a parlé de la nécessité d’une « transposition créatrice » pour tenter d’y parvenir. Je crois qu’il y a une parenté entre la position du poète qui se met à l’écoute du silence des choses pour écrire et celle du traducteur de poésie confronté à la part irréductible du poème, celle-là même qui nécessite qu’il transpose et crée pour tenter de réduire cette part, celle-là même qui parfois nous atteint au-delà de la langue.

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Misère de la littérature

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« Une idéologie est dominante seulement, et seulement si elle n’est pas perçue comme telle », disait Frank Lepage en paraphrasant Marx. C’est-à-dire si elle connaît un tel niveau de diffusion qu’elle semble aller de soi, que les représentations qu’elles charrient paraissent l’évidence même. Raison pour laquelle « le discours du mythe doit dissimuler aussi bien ses propres origines que celles de ce qu’il décrit » (Edward Saïd). Pour extirper les origines du mythe néocolonial, Nadir, le poète dilettante, s’engage à manier la rime en vers et contre tous les idéologues du défaitisme et de l’autodénigrement. Ce faisant, il trouvera en Lina, jeune universitaire et romancière prometteuse, un soutien aussi précieux qu’inattendu. En œuvrant à transformer le monde, les jeunes auteurs se transforment eux-mêmes, ainsi que leurs rapports. Alors que Lina réalise que « la liberté réside dans la transformation de ses propres déterminations » (Engels), Nadir dépassera-t-il enfin les conduites d’échec qu’il a sublimées en idéal de liberté ? Avec Misère de la littérature, l’auteur ferme les portes de sa trilogie risquée « Le culte du ça », et ouvre celles du débat sur la « question littéraire » : l’écriture.

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Murmurations

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SEPT QUESTIONS A SARAH RIGGS 1/ Une autobiographie en quelques mots. Poète, cinéaste, artiste et traductrice, j’habite New York, où je suis née. J’ai vécu en France et au Maroc. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » La poésie est la part des sentiments que l’on éprouve dans un registre transcendant. Où l’on peut trouver une forme d’apaisement. Où l’on peut ressentir, avec plus d’acuité, ce que l’on croit savoir. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? À l’heure actuelle, une grande partie de la prose peut être considérée comme de la poésie. La distinction la plus importante est de savoir si nous suivons les mouvements d’un ensemble de personnes – comme dans le roman en prose – ou si nous participons à un débat avec nous-mêmes. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Audre Lorde écrit que tous les temps sont des temps de crise, que partout, des gens souffrent. La forme suit les nuances et les points de vue propres au poète en question et donne un sens à l’intuition aiguë. La forme dans un moment de crise nous permet d’être à l’intérieur de ce que Anne-Marie Albiach définit comme l’endroit « où la césure est visible ». 5/ Quel avenir pour la poésie ? Certaines poésies s’éteignent, comme celle des femmes amazighes chantant le ramassage des broussailles pour prévenir les incendies de forêt, tandis que d’autres naissent, par exemple celle venue des communautés trans. Toutefois, la poésie ne se laisse engloutir ni par les projets immobiliers, ni par les fermes industrielles. Là où il y a de la résistance, il y a de la poésie. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Chaque poète élabore sa propre prosodie – certains, comme Rae Armantrout, sont devenus très fort dans un domaine particulier. D’autres, comme moi, expérimentent des formes multiples, parfois tout au long d’un livre, parfois pour une seule séquence d’un poème. Suivre la logique de la prosodie permet à sa logique même de se déployer. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. La traduction est un phénomène instable – auquel il arrive d’être utilisé dans le but de coloniser ou exercer une forme de contrôle. Afin de rendre hommage à la véritable diplomatie intrinsèque de la traduction artistique, on se doit de creuser l’autre langue et l’âme de l’écrivain – qu’il soit encore parmi nous ou non. J’ai longtemps compté sur la traduction comme source d’inspiration pour écrire de la poésie. C’est à la fois la lecture, et, d’une certaine manière, l’écriture de l’autre la plus profonde qui soit. Pour reprendre les mots de Cole Swensen, il s’agit de « se mettre dans la peau de l’autre »

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Par des langues et des paysages (1965-2022)

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SEPT QUESTIONS A JAMES SACRE 1/ Une autobiographie en quelques mots. La petite exploitation agricole où je suis né, une vingtaine d’hectares, dont dix loués par mes parents, n’existe plus, ni les façons de vivre plus ou moins en communauté dans le village vendéen de Cougou (une quinzaine de fermes sans rien d’autre, ni église ni commerçants). Mais j’ai promené ce village aussi bien aux Etats-Unis (j’y vis entre 1965 et 2000) qu’en Italie, en Espagne, en Suisse ou au Maroc. Un campus américain ressemble assez à n’importe quel cloche-merle villageois, et les paysans du Moyen Atlas savent toujours lier des gerbes à la main avec une poignée d’orge comme je le faisais en Vendée. Ecrire est venu à cause des récitations apprises par cœur à l’école primaire, à cause de l’aide de quelques professeurs au lycée, à cause de quelqu’un qui m’emmène vivre en son pays américain où je continue des études de lettres, à cause des amis rencontrés, de quelques revues françaises qui accueillent mes poèmes, puis des éditeurs qui les publient en me conseillant et m’encourageant : Jean Cayrol, Jean Grosjean et Dominique Aury ou André Dalmas par exemple. Il y a eu également les séminaires avec Greimas durant des années sabbatiques ou quand je dirigeais un programme de « Junior Year Abroad » (à Paris ou à Genève) pour l’université où j’enseignais aux Etat-Unis. Il y a eu les lectures qui emportent et interrogent : Saint-John Perse, Segalen, Omar Kayyâm et Saadi, Pierre-Jean Jouve et Yves Bonnefoy, Rabelais, Chrétien de Troyes et Marie de France, les roses de Marceline Desbordes Valmore, Góngora puis Francis Ponge, Schéhadé… Et peu à peu l’agréable et vivifiante ronde des éditeurs de poésie, Françoise Favretto et Robert Varlez, Jean-Claude Valin, Louis Dubost, François Boddaert et André Dimanche, Djamel Meskache et Claudine Martin, beaucoup d’autres. Tout un « travail » en commun retrouvé pour lier en gerbes de poèmes des livres que vous aussi faites vivre, lecteurs. Merci à tous et à la vie qui accompagne avec ses misères et ses bonheurs. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Une définition ? par exemple celle-ci qui dit tout me semble-t-il, sans rien dire de précis, parce qu’en fait je ne sais pas ce qu’est la poésie, et je ne sais pas plus ce que veut un poème, ce qu’il désire vraiment, ni ce qui fait que je le nomme « poème » quand le voilà écrit : La poésie ? une affaire de langue entre le monde et les dictionnaires, une affaire de formes, entre le vécu et la langue ; si c’est geste de vivant ou rien, peut-être qu’un lecteur me dira. (2001, avec Claude Vercey). 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Sans doute qu’il y a des différences entre vers et proses (la prose des romans mettant par exemple davantage l’accent sur des personnages, des voix qui évoluent dans du narratif), mais tout comme un roman peut s’écrire en vers, les poèmes utilisent à l’occasion la prose. Ils peuvent même se construire éventuellement en figures de personnages, en livre portés par de la narrativité. À vrai dire je ne fais aucune différence entre écrire en vers ou en prose : c’est la même attention, les mêmes tensions, entretenues, interrogées, entre écriture, langage et expériences du vivre (compte tenu, plus ou moins, des règles et usages qui ont caractérisé dans le passé de nombreuses et très variées formes d’écriture). 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Comment écrire autrement qu’en créant des formes d’écriture ? Et s’il y a crise, de vers, de vie sociale ou solitaire, de langage, de n’importe quoi qui s’effondre plus ou moins, comment en parler ou en écrire, en vivre (encore un peu avant de mourir) par les mots autrement qu’en utilisant des formes qui feront ou ne feront pas sens, mais qui seront peut-être la possibilité (illusoire ou pas) d’une sortie de crise ? ou celle de vivre quand même dans le chaos de ces crises ? 5/ Quel avenir pour la poésie ? On se demande ! Mais comme les poèmes semblent avoir accompagné toutes les cultures depuis toujours, on imagine mal qu’ils pourraient disparaître, n’en déplaise à tant d’acteurs sociaux (et particulièrement en France) qui les ignorent, croient devoir les mépriser ne sachant comment par exemple en tirer profit trébuchant et sonore ou renommée assez grande pour eux. Un livre de poèmes publié espère bien sûr rencontrer des lecteurs, mais s’il n’en rencontre pas, il sait que d’autres poèmes seront écrits pour que cette rencontre continue d’avoir lieu. Et puis les poèmes peuvent mourir parce que justement leur histoire depuis toujours est vivante et ne se soucie au fond (même si ce n’est pas toujours le cas) ni de rentabilité ni de pouvoir. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Prosodie, notion assez vague finalement quand on visite les dictionnaires (le littré, le Robert, le CNRLT). Une affaire de rythme et de sonorité, de ton, de prononciation, de durée et forme mélodiques… tout cela qui fait en somme la matière concrète du poème (mais aussi d’ailleurs celle de tout texte écrit qu’on peut lire). Le poème est aussi la prosodie que le lecteur installe dans la saisie qu’il en fait. Prosodies (celle inscrite, mais si peu clairement, dans le poème, et celle que lui « inflige » le lecteur) prosodies bien évidemment qui influent beaucoup sur le sens possible du texte. Oui, elle est sans doute l’élément le plus essentiel du poème : on en ressent continuellement la présence quand on écrit, mais elle nous échappe autant qu’on s’imagine la maîtriser. Et ne pas oublier que la prosodie n’est assurance de rien : il y a de la prosodie dans les plus « mauvais » poèmes. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. Traduire, même si on est très mauvais traducteur, c’est découvrir sans doute que notre langue (celle que nous pratiquons en écrivant) est autant une réserve de richesses qu’un abîme de manques et d’incapacités. La simple écoute, ou l’usage d’une langue étrangère, nous emmène dans des rythmes, des prosodies, des grammaires nouvelles, teinte les nôtres de colorations et de timbres que nous n’aurions pas imaginés sans ce frottement à d’autres langues. La lecture des œuvres écrites en ces langues ou simplement données en traduction nourrit bien sûr nos façons d’écrire en « français » : lire Góngora en espagnol ou en français par exemple bouscule bien sûr nos habitudes grammaticales, ou se souvenir d’un patois qu’on a pratiqué naguère et qui peu à peu revient en mémoire, peut infiltrer notre français de rythmes particuliers, sans même que soit réutilisé son vocabulaire (ce qui cependant peut se faire aussi). Et lire comme on pense savoir-faire c’est toujours traduire un texte dans son propre idiolecte. Ecrire aussi peut-être, mais l’éventuel lecteur pourrait-il lire des traces de cet idiolecte en s’appliquant à le déchiffrer (le traduire) au moyen du sien propre ? Avec l’écriture ou la lecture nous traduisons peut-être toujours, mais quoi donc ? Et pour saisir quoi sinon le creusement d’une interrogation qui nous maintient dans l’écriture ? Un poème montre peut-être (si même en les cachant) ces infinies déchirures qu’on entend dans le moindre agencement de ses mots qui n’en finissent pas de traduire (de déchirer en effet) on ne sait trop quoi.

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Paysages sans verbes

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SEPT QUESTIONS A DEBASISH LAHIRI 1/ Une autobiographie en quelques mots. Quand j’y repense, tous les moments dont je me souviens étaient des moments tranquilles, où je cherchais le calme dans un excès de bruit. Ce n’est pas que le bruit ait été mon ennemi, mais que ceux qui en étaient les auteurs n’aient pas eu de temps pour réfléchir au travail de leurs mains. — A Kolkata, je suis né dans ce remous sonore. C’est ce qui a traversé mon écorce, dès que j’ai d’abord protesté, de toutes mes forces, emprisonnant l’auditoire familial comme le font tous les nouveaux-nés. Dans ma ville natale, la hâte a été injectée dans mes veines bien avant les vaccins ou les vitamines. Il m’a fallu ma vie entière, jusqu’à aujourd’hui, pour m’en débarrasser. En fait, je peux résumer mon passage à l’âge adulte en tant que personne et poète, comme un accord avec l’idée que nous avons vraiment le temps de faire ce que nous voulons, et qu’il y a aussi le temps d’y songer. Enfoncer cette anxiété et cette peur du temps dans la tête des humains est la plus grande et la plus durable injustice que l’homme peut faire à l’homme. Il m’a fallu toute ma vie pour m’en dégager. J’ai reçu de ma mère le cadeau du silence, sans embellissements, mais libérateur. Je n’ai aucun souvenir, le plus flou soit-il, d’avoir partagé avec elle des moments où l’affection s’exprimait ouvertement. Et pourtant, j’ai encore le sentiment très vif de sa résilience stoïque, de sa tendresse silencieuse et de son sens farouche de la droiture qui se déversaient sur moi comme la lumière chaude d’une lanterne par une nuit d’hiver — ma mère se fatiguant la vue pour coudre le bord d’une nouvelle couverture, et moi détournant les yeux d’une leçon de géographie pour la regarder sans ciller, elle l’unique continent de mon admiration. Aucun mot n’était échangé lors de ces nuits où l’électricité était en panne à Kolkata dans les années 1980. Mon père était l’homme d’esprit de la famille. Avant que je n’arrive à l’âge d’écrire, je zozotais et ensuite j’ai parlé, je présume. La prodigalité des mots et la foi dans la nature finale du discours, qui peut continuer longtemps après que la langue a cessé de bouger, me viennent de lui. Et si pendant mes années de formation ma mère était la balise flottante qui délimitait l’arc au-delà duquel nager aurait été tabou, mon père était précisément le désir ardent de nager. Toujours impatient lui-même, il était la substantifique moelle de chacune des aventures de garçon que j’ai pu imaginer. Maintenant qu’il est très âgé, c’est ce qui me manque le plus de lui. Le monde qui était le mien était très étroit en ce qui concerne les relations sociales que j’ai eues ou pas. J’ai toujours craint le rejet et aussi peut-être d’être tourné en ridicule pour les caprices de ma pensée. Cela et une répugnance à des déclarations publiques d’inhumanité, que ce soit à des fins politiques ou personnelles, ou à une fin quelle qu’elle soit (quelque chose qui est étonnamment fréquent en Inde) se sont ajoutés à ma vie active de reclus, visible de tous. Mon père et les Frères Missionnaires de l’Ecole de Don Bosco (que j’ai fréquentée dès l’école maternelle) étaient les compagnons de ce monde incertain où je débutais. Le choix — là où mon cœur d’encre coulera le long de la langue — s’est fait pour moi à l’école. Ce serait l’anglais. — J’ai lu Bibhutibhusan et son Chander Pahar (Les montagnes de la lune) le jour et j’ai imaginé le croissant de lune surplombant la savane à l’ombre du sonnet de Leigh Hunt dédié au Nil. J’ai grandi dans le bilinguisme. On m’a donné un sentiment de culpabilité pour mon hybridité (même si ce ne fut que très bref) lorsqu’à l’université, l’inextricable labyrinthe de la théorie postcoloniale m’a tendu des embuscades depuis le programme de littérature anglaise où elle flânait avec un air narquois. Bhabha, le Minotaure, gardait les portes : impossible d’y échapper. Mais, par chance, je lui ai échappé. Un poète doit le faire. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Alors de but en blanc je choisis ma réponse : la poésie est la conscience simultanée de mon être et du monde. La rigueur et la pression de cet équilibre délicat que l’on doit maintenir de toutes ses forces, voilà ce qu’est la poésie pour moi. Cette infatigable oscillation entre le grand vent de l’histoire et la culture, ce métier à tisser et cette navette de la conscience, voilà ce qui devrait être la règle d’or pour découvrir la poésie et l’approcher. De simples attributs et des choix formels induisent souvent en erreur. La poésie, comme ceux qui en écrivent finissent tous par le savoir, est cette poche d’air dans l’abdomen qui gêne la respiration ; c’est cette ondulation dans les tripes ; le mouvement d’une migraine qui va de la gauche vers la droite de ma tempe : c’est l’œil ensommeillé qui ne voit pas plus loin que la tête de lit et qui commence à voir au-delà de l’horizon. La poésie est simple, elle transforme et elle transgresse. Dans cette forme bordée de mots, elle semble hors du monde, tout en étant le blé de cette terre. La définition ne fait qu’aliéner la poésie. Et la critique la laisse filer dans une perspective trop large. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Le temps change la couleur de la peau du caméléon. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi pour le poète ? — Chaque influence dans mon bref parcours en poésie s’est inscrite dans le temps. J’ai commencé avec la parole comme je l’ai déjà exprimé. Avec en fait très peu de gens à qui parler, tous ces dialogues, monologues et peut-être églogues m’ont marqué profondément. Comme le lit de sable inexploité simule la mort de la rivière qui coule plus bas, mes premiers échos ont nécessité un travail de consolidation. Mes premiers poèmes étaient des éclats de parole : bien avant que je me rende compte de ce qu’ils étaient. Mes premiers poètes ont été ceux qui ont rejeté la rime ou l’ont utilisée de manière moins évidente, parce la rime était une telle déviation par rapport au ton et à la résonance du parler ordinaire. Shakespeare, avec ses pièces en vers non rimés et Wordsworth à ses débuts, Keats à la fin de sa maturité, plus tard Auden et Larkin et, bien sûr, T.S Eliot, parmi les poètes anglais et américains, tous m’ont plu. Chacun d’entre eux a suscité la muse qui s’éveillait en moi, chaque fois de manière différente. Ils reflétaient et donnaient souvent un équilibre à la crainte et à la méfiance que j’éprouvais pour la poésie héraldique avec l’attrait que j’éprouvais pour la simplicité profonde de la poésie. La puissance, la puissance émotionnelle d’un vers simple, essentiel était pour moi le sommet de la poésie. Il fallait que ce soit un moment d’audacité et d’humilité extrêmes. Plus tard, des écrivains classiques, comme Homère, Hésiode et Anacréon m’ont aidé à aiguiser mon besoin de parler avec la rugosité de ce qui n’est pas dit. La poésie qui devient ce que l’on a besoin d’exprimer dans la forme de l’indicible, la langue. Il m’a fallu des années pour prendre conscience de cette oscillation entre la puissance et l’impuissance. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Je n’ai délibérément pas utilisé de formes poétiques reconnues dans mon écriture, mais cela n’enlève rien à mon attention et mon admiration pour la forme. Mon écriture constitue et suit des formes. Je pratique le vers libre, qui n’est pas un abandon de la forme, mais la création d’une forme métrique originale et complexe propre à chaque poème. L’idée fausse et très répandue concernant le vers libre, est que c’est une façon de se dérober à l’ennui qu’engendrent la répétition et les contraintes de la rime, ce que je ne cautionne pas. Le vers libre n’est pas facile. C’est plutôt l’accomplissement le plus élevé d’un contrôle formel de l’expression. C’est l’ordre dont la poésie a besoin quand un fatras de mots sans grâce et un pêle-mêle d’idées sont présentés comme de la poésie. En ce qui me concerne, le vers libre, c’est la liberté d’utiliser n’importe quelle forme ou de les mettre en œuvre pour faire entendre une voix poétique épurée. Les rimes en fin de vers, les structures syllabiques, les rimes internes, tout cela doit correspondre à un processus organique de l’expression que n’importe quel sujet pourrait employer dans n’importe quel état d’esprit. La plupart des tentatives de vers ‘‘libre’’ ne peuvent donc pas se résumer à un recours dénué de pensée, à un exhibitionnisme creux de l’émotion et à un manqué de beauté. Le vers libre place directement la responsabilité de l’écriture poétique sur le poète lui-même, qui ne peut user de la facilité de la tradition pour y dissimuler sa poésie. Si c’est ainsi que l’on conçoit la forme, on se rend tout de suite compte de son importance pour la survie de la poésie aujourd’hui et dans les époques à venir. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Cela revient presque à demander « Y a-t-il un avenir pour la planète ? » — Notre planète a un avenir, si on ne la malmène pas comme une usine à fournir des matières premières pour l’aventure humaine qu’est l’existence. De la même façon, la poésie a un avenir si on ne la force pas à se conformer à des dogmes institutionnels, des pyrotechnies publicitaires et aux ghettos d’un égotisme extrême que l’on appelle ironiquement les réseaux sociaux. La poésie est tout le contraire de ce qui est de masse et ainsi elle doit trouver son langage propre et son point de vie pour s’adresser à la société. La poésie est aussi, je crois, protéiforme. Elle trouvera toujours une manière de contourner ce qui la bâillonne et de résister à la marée généralisante qui déferle dans la sphère des arts et de la société. Si la poésie n’a pas d’avenir, alors le monde n’en a aucun. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. La prosodie, je le crois, a aussi un rôle important à jouer dans l’écriture de vers libre. Puisque je peux contrôler les sauts de ligne, leur régularité, leur rythme et leur sonorité, je pense que la prosodie est une alliée pour maintenir et soutenir un ensemble complexe et toujours changeant d’émotions alors que je les introduis dans le poème. La structure prosodique de ma poésie, bien que non régulière puise clairement à la source des émotions et du lieu d’où les vers ont jailli. La prosodie est instinctive pour moi. C’est quelque chose dont je suis conscient au moment où je suis aussi conscient d’autres réalités. La prosodie ne mesure pas ma poésie, mais, à la réflexion, elle permet à ma poésie de mieux toucher les cordes d’une idée donnée. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. Tout acte de l’imagination est un voyage entre au moins deux ordres de réalité et si chaque ordre de réalité était un langage, alors chaque acte de l’imagination serait un acte de traduction. Chaque idée, qu’elle soit originale ou reçue par le biais d’une influence, doit être reconfigurée dans la langue, la langue du présent, et elle est donc un immense acte de traduction. Mais alors, la langue de la vision et la syntaxe du possible (la langue que j’ai choisie) ont besoin d’un interprète, un polyglotte comme l’imagination, pour se comprendre l’une l’autre.

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Perles de pacotille sur le chapelet du silence

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SEPT QUESTIONS A LAMBERT SCHLECHTER 1/ Une autobiographie en quelques mots. Né en décembre 1941 à Luxembourg, sans encore rien savoir des ‘‘Einsatzgruppen’’ et du ‘‘Bombenkrieg’’. Écriture quotidienne depuis l’âge de 14 ans. Études littéraires & philosophiques à la Sorbonne, Paris. Gagne sa vie comme professeur de lycée. Premier livre publié à quarante ans. Quarante livres depuis. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie » ? Poésie comme lecture : c’est poésie quand ça me comble et que je trace mes trois étoiles au-dessus du poème ; ça arrive une fois sur cinquante. Poésie comme écriture : c’est poésie quand ça ME contente profondément, quant aux mots ; puis c’est à prendre ou à laisser. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? J’aime assez que la poésie soit prosaïque. La poésie est trop souvent en danger de verser dans la pouaisie. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Tous les temps ont toujours été, pour les poètes temps de crise et ils se sont blindés par des mises en forme. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Aussi longtemps qu’il y aura à dire, les poètes diront. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Mon poème arrive sans la préalable surveillance de la prosodie qui, après seulement, pourra exercer comme un éventuel contrôle. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. Dans mon petit pays nous sommes habitués à passer d’une langue à l’autre, et nous sommes à l’affût de mots et de tournures qui ne se traduisent pas.

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Poèmes en archipel

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SEPT QUESTIONS A FREDERIC JACQUES TEMPLE 1/ Une autobiographie en quelques mots. Né à Montpellier en 1921, en plein mois d’août, un matin d’orage, j’ai passé ma jeunesse entre le Larzac ancestral et les marais en bordure de la mer où je jouais avec les dauphins. J’ai passé de nombreuses et grandes heures dans les roselières avec les oiseaux migrateurs, parmi les arbustes et chardons des Grands Causses, dans les grottes et les avens. Les années scolaires m’ont permis de parler grec et latin, de chanter le grégorien, de jouer au football, de jardiner et de puiser dans les armoires à livres du pensionnat pour découvrir Jules Verne, Chateaubriand, Jack London, Homère, Saadi, Fenimore Cooper, Omar Khayyâm ou François Villon. Ce fut ensuite, en 1942, l’Algérie et la découverte du grand désert, mon rêve obsessionnel depuis la lecture du Méharées de Théodore Monod ; la guerre, de 1943 à 1945, en Tunisie, Italie, France et Allemagne qui m’isola du monde ; puis le Maroc en 1947, pour un journalisme éphémère ; de 1948 à 1954, agent commercial d’une compagnie pétrolière ; et enfin, responsable pour le Languedoc-Roussillon de la Radio et de la Télévision. J’ai voyagé : séjours au Québec, aux États-Unis, au Mexique, au Brésil ; nomadisme dans toute l’Europe et en Algérie, Maroc, Cap Vert… En 2008, j’ai quitté ma ville natale pour un village entouré d’oliviers. Dans le jardin, se plaignent des tourterelles, folâtrent mésanges, bergeronnettes et rouges-queues, se traîne allègrement une tortue sous le regard ébahi d’un chat éthiopien. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » La bonne réponse, la plus courte, on la doit à un poète britannique, Robert Browning, je crois : Si on ne me le demande pas, je le sais ; si on me le demande, je ne le sais plus. On peut citer aussi Walt Whitman qui déclare dans son Journal : Je n’aurai pas la témérité, ici ni ailleurs, dans un but personnel ou dans quelque but que ce soit, de chercher à définir la poésie, répondre à la question : Qu’est-ce que la poésie ? … Aucune des définitions qui en ont été offertes n’embrasse suffisamment, à mon avis, le mot Poésie. J’ai répondu, voilà déjà longtemps, que si j’écris de la poésie, c’est, faute de mieux, pour trouver un refuge, pour remplacer un paradis condamné dès l’aube du temps à être perdu. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Avant de recevoir l’alphabet, donc de lire et d’écrire, l’homme, qui n’était pas encore sapiens, bredouillait, hurlait, chantait, gémissait. La musique de la voix était son premier moyen d’expression, avec la peinture. L’oral fut longtemps souverain. L’écriture vint donner une forme à la voix, pour transmettre et conserver les fruits de l’esprit. Pour soutenir la mémoire, l’aède inventa la versification, c’est-à-dire la règle, la cadence, le rythme, pour le meilleur et pour le pire. La prose vint cohabiter avec la poésie. Il y eut des mariages, des métis, à l’insu ou non des parents, et souvent à contre-cœur. Le vers devenant une prose au pas cadencé, la prose empruntant à la poésie un plus haut langage. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. La crise n’est-elle pas l’état constant en ce monde ? Que ce soit en économie, en géopolitique ou en littérature. Si on oubliait les préoccupations formelles en temps de crise au profit de préoccupations « plus urgentes » il n’y aurait plus de poésie, ni d’art en général depuis longtemps. De toute façon, c’est la forme qui fait le fond. 5/ Quel avenir pour la poésie ? L’avenir de la poésie est lié à celui de la Terre, à moins qu’elle soit présente dans un autre coin de l’univers. Notre planète finira par exploser dans la profondeur de l’abîme du temps. Ce sera « adieu » et non « au-revoir ». On peut lire, souvent, dans des revues et des journaux ce genre de question : La poésie sauvera-t-elle le monde ? Ou, ce qui est pire, cette phrase imbue de son bien fondé : La poésie sauvera le monde. Elle aurait pu le faire depuis des milliers d’années. Comme je l’ai déjà dit plus haut, ce sont les humains qui ont inventé la poésie, faute de mieux, et elle partage leur destin.   6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. La prosodie est essentielle pour moi, puisqu’il s’agit de rythme et de mélodie et que je travaille surtout à l’oreille. Mais si l’on veut donner un sens plus contraignant à ce terme, alors je m’en désolidarise. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. D’abord, écrire c’est traduire, se traduire. La main, ce merveilleux instrument, matérialise et fixe ce que lui fournit l’esprit. Et si on traduit ce que les autres écrivent dans le monde entier, c’est pour ouvrir des routes inconnues, et aussi pour se retrouver ailleurs autrement, comparer, emprunter, échanger. Ainsi, lorsque je traduis un poète étranger, je puise dans sa langue de quoi abreuver la mienne, au point de pouvoir affirmer que le poème que j’ai traduit est devenu le mien puisqu’il est désormais dans ma langue, donc un texte original. Et s’il arrivait que le poète en question traduise ma version de son poème, cela donnerait encore une œuvre nouvelle.

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Pour ainsi dire

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SEPT QUESTIONS A CHARLES BERNSTEIN 1/ Une autobiographie en quelques mots. Chaque jour, je suis de plus en plus éloigné de ce que je peux imaginer des origines, jusqu’au point blanc quand je les occupe. Commenté ici : http://writing.upenn.edu/epc/authors/bernstein/books/all-the-whiskey/bio.html. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Non, je parle de poésie en tant que « non », de résistance à l’affirmation dans la poursuite de l’actualité de l’incompréhensible (c.a.d. le viscéral). 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? La prose éviscère le sens. La poésie reste coincée dans le vif du sujet, se perd. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. La forme est toujours une crise — dans le genre de poésie auquel j’aspire ; une réponse à la crise et sanctuaire de (et pour). 5/ Quel avenir pour la poésie ? L’avenir de la poésie consiste à s’adapter à ses cadeaux. L’aube du présent est ce qui permet son avenir. C’est l’aspect le plus troublant du genre de poésie que je souhaite, qui remet en question les hypothèses les plus profondes de la forme et du sens. La poésie est détestée par ses responsables, y compris ceux qui exploitent leur mépris pour les incommensurabilités de la poésie en vantant les banalités de l’attrait du public ou de la vertu morale. Fugacité et triple conscience sont la chair et le fétiche du poème : pas un jeu de symboles mais un forgeage symbolique. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Le rythme n’est pas un son, ni un geste, ni une image ou une vibration, pas un ton ; ni mètre ni rime. Le rythme marque le pas en l’épousant : le devenir matériel de l’imaginaire. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. Toute écriture poétique est une traduction en blanc. Pour cette raison, toute poésie aspire à la condition de la traduction.

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Retours de lignes

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SEPT QUESTIONS A HELENE TYRTOFF 1/ Une autobiographie en quelques mots. Mon écriture est lente et fragile, je cherche à privilégier ce qui s’avère compatible avec elle dans ma vie, avec patience, plutôt retirée. La pratique du taichi chuan en fait partie. Il y a eu des silences, comme celui qui a précédé mon départ de région parisienne pour le Luxembourg - d’où entre-temps, après dix ans, je suis revenue mais avec lequel j’ai conservé des liens importants. Le plurilinguisme du pays a joué comme catalyseur de mon écriture poétique. J’y vois le germe dans ma langue « manquante », celle de mon ascendance paternelle russe, non transmise mais marquée dans l’intime par des vécus apatrides. Chercher à étranger l’écriture retrouvée ? 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Ce serait pour moi une langue revenante, qui opère par retours de périples où elle s’est chargée d’Autre, reconnu ou non. Non pas reconstituer une mémoire, mais se projeter vers le futur en invitant limons, fragments, espaces, voix, images, figures, événements, idées, avec lesquels -et contre, tout autant- composer, avancer à vue, à tâtons.. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Si l’on entend prose par déroulement narratif en langue de sens commun, voire marquée d’un style personnel, elle peut être poésie par qualité de stases, ralentissements de lecture avec intensification des intentions, rythmes, sonorités, images, avec pouvoir d’énigme parfois dans l’abouchement des mots, unis par vides devenus éloquents, relayés ou non par les blancs de la page. Comme un rayonnement, une densité, un changement de fréquence. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Crise, moment critique, moment d’agir : une forme est à inventer, mission par excellence de la poésie. Et ce qui peut même paraître impossible à écrire se double de nécessité. Ainsi Celan écrivant dans la langue des bourreaux répond à sa manière à Adorno sur la barbarie d’écrire après Auschwitz. Par la poésie, tenter d’échapper au projet mais pas à la structure. Pour le poète comme pour le lecteur, la délicate et cruelle opération poétique écarte les lèvres de la plaie, explore, travaille par et dans la langue, métabolise, trouve sa voix/e sans abandonner le terrain. Elle formule (au sens presque sorcier) sans pourtant rien résoudre et se remet sans cesse à l’ouvrage. La poésie n’est pas à chercher dans le message mais peut-être pose-t-elle toujours la question-sans-question de Luca : « Comment s’en sortir sans sortir ». 5/ Quel avenir pour la poésie ? Quel peuple, à quelle époque, n’a pas eu de poètes ? Malgré les durcissements autoritaristes de notre monde (sachant que contre cela il y a aussi des poètes à défendre) la quasi invisibilité médiatique et l’extension de la langue utilitaire et communicationnelle, je ne m’inquiète pas pour la poésie, elle trouvera ses relais. Dans l’avenir, savoir quels supports et quelles formes elle adoptera... 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Chaque poème pour moi recèle en lui-même ses propres rythmes et ses sonorités, il me faut les manifester, je ne pratique aucun jeu de contrainte. Cela se pose d’abord mentalement de façon spatiale et sonore. Il s’agit de balayer au radar de l’écoute un espace intérieur vaguement bruissant, de localiser des zones plus denses, plus magnétiques, puis projeter à la main sur le papier souvent de façon éparse les sons, les mots venus du bruit de fond, avec le moins possible d’interférences personnelles. Des bribes s’aimantent, s’associent, se condensent sur la page. Se tissent des réseaux de sens dans ce brouillage/débrouillage, souvent à l’aide de couleurs. Poème-constellation ? Progressivement l’intention assemble, développe et architecture, le diapason intérieur mène la danse, allie les motifs et dose les justes perturbations dans l’harmonie. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. N’étant pas traductrice moi-même, c’est avec une amie poète qui assurait la traduction en anglais de certains de mes poèmes que s’est présentée l’occasion d’interroger sous un angle nouveau mes propres textes et d’apprécier la qualité et l’inventivité des équivalents. Je ne peux que rêver de devenir ainsi passeuse de voix, sauf peut-être comme auxiliaire... Quant à mon écriture, j’ai le sentiment que depuis toujours elle est traversée, infusée d’une langue fantôme qui demande en quelque sorte traduction. Plus que des sonorités étrangères ou ma langue familiale non apprise, c’est ce qu’elle charrie pour moi d’émotions violentes et contradictoires, piégeuses et fécondes, qui anime ce hantement. Une langue qui jamais ne pourrait se connaître ni s’apprendre et œuvre par transparence. Plus généralement la poésie m’apparaît, comme toute traduction, langue tierce entre notre monde intérieur et la réalité, ni vraiment celle de l’un ni vraiment celle de l’autre, où ils se joignent et se trahissent.

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Romarin et autres caprices

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Sept questions à Adrian Grima 1/ Une autobiographie en quelques mots. Adrian Grima (Malte, 1968) est l’auteur de plusieurs recueils de poésies en maltais ayant obtenu des prix nationaux et internationaux. Ses poèmes sont traduits en plusieurs langues. La première édition de ses poèmes traduits par la poétesse franco-maltaise Elizabeth Grech, Ici arrivent les mouettes, a été publié en 2012 par la Fondation de Malte. Un recueil de nouvelles sera publié en 2019. Maître de conférence en littérature maltaise à l’Université de Malte, Adrian Grima est le cofondateur du Festival Mediterranju tal-Letteratura ta’ Malta. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » La poésie est une stratégie de tension entre les mots, l’irruption du rythme et de l’émotion dans la langue. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Dans mon écriture, la prose et la poésie sont différents. Mais on peut écrire la prose avec beaucoup de poésie, et on peut raconter beaucoup d’histoires avec la poésie. Les deux types d’écritures tentent de bouleverser la langue. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Dans sa très longue histoire, la poésie a expérimenté avec une infinité de formes. Chaque fois, quand on écrit un poème, il faut choisir ou créer la forme que transmet au mieux le rythme et les émotions. En même temps, il faut laisser le poème s’écrire soi-même, que la langue se charge des idées. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Je pense qu’il y a un bel avenir pour la poésie récitée, la poésie lue en public. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Si on utilise la prosodie établie, il faut la respecter. L’écriture avec cette prosodie donne une discipline mais aussi un souffle créatif aux poètes. Si les formes traditionnelles de la poésie deviennent une structure contraignante avec un effet paralysant, alors mieux vaut enlever la prosodie. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. La traduction se trouve au cœur de la démarche poétique. Quand les poètes traduisent, l’art de la traduction leur donne la possibilité de créer, de s’inventer à nouveau. La traduction d’un poème lui donne un nouveau souffle.

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Rues du monde

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SEPT QUESTIONS A ANNE WALDMAN 1/ Une autobiographie en quelques mots. Anne Waldman : Triple Bélier, 2 avril 1945. Le père a combattu les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale en Allemagne, la mère Frances LeFevre Sikelianos Waldman elle est allée chez ses beaux-parents dans le New Jersey pour la naissance, puis elle est retournée dans le village « bohème » de New York. Bébé, Anne a grandi avec des livres de poésie, avec le jazz et la politique progressiste. Elle a commencé à écrire sérieusement à l’adolescence, avec la Génération Beat et l’École de New York à sa porte. Elle a suivi des cours de littérature et de performance à l’université, a aimé Blake, les romantiques, les études de psychologie, mais s’est surtout intéressée aux littératures du monde, aux épopées orales, à la litanie, au chant, à la transe, au chamanisme, aux enthéogènes. Pendant une décennie, elle a travaillé à la fondation puis à la direction du Poetry Project en 1968, Anne Waldman s’est toujours fait le champion de l’introduction de la poésie et de la protestation dans l’espace public. Elle a cofondé, avec Allen Ginsberg et Diane di Prima, le programme Jack Kerouac School of Disembodied Poetics à l’Institut Naropa de Boulder, dans le Colorado. Elle a été arrêtée à Rocky Flats avec Daniel Ellsberg et Allen Ginsberg dans les années 1970, alors qu’elle lisait des poèmes qui contestaient les livraisons de plutonium destinés aux les ogives nucléaires. Elle a participé aux protestations contre la guerre du Viêt Nam et à la piste des Sept de Chicago. Et toutes les actions actuelles d’intervention contre-culturelle dans les temps suivants, Occupy Wall Street. Elle travaille avec le collectif Rizoma à Mexico. Auteur de plus de 60 volumes de poésie, de poétique et d’anthologies, dont l’épopée de 1000 pages The Iovis Trilogy : Colors in The Mechanism of Concealment (Coffee House Press) qui a remporté le Pen Center Literary Prize for Poetry. Son album SCIAMACHY est sorti en 2020 chez Fast Speaking Music et à la Levy-Gorvy Gallery de New York. Patti Smith l’a qualifié d’« Extrêmement puissant. Un bouclier psychique pour notre époque ». A paraître, une anthologie : NEW WEATHERS, Poetics from the Naropa Archive (avec Emma Gomis), Nightboat 2022, Bard, Kinetic, Coffee House 2023, Mesopotopia 2023, Penguin. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Les poèmes sont les modèles extérieurs, intérieurs et secrets du monde. Et du cosmos, comme un poète peut rêver un cosmos. La poésie fait résonner la tête, l’oreille et le corps tout le temps en appelant aux mots, à l’action. A une cinétique du comment exister par rapport... à « l’autre », à l’espace, au temps, à la gnose. Personne ne vous demande, ne vous supplie d’écrire de la poésie. Ce n’est pas une carrière, mais un appel persistant et joyeux, une commande, un vœu. Une recherche permanente sur le langage (quelle que soit sa particularité) et la traduction de ses complexités et de son pouvoir. Les tentacules émanent de tous les chakras du corps, de la parole et de l’esprit. Ce sont des réceptacles, comme le sont toutes les perceptions sensorielles. Et la poésie est également la mémoire du monde, et des mondes inconnus — des expériences, des continents entiers sont vivants dans des interstices cachés comme des terma — les trésors cachés par les adeptes dans les nuages, dans les rochers, dans le cœur d’un arbre. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? La prose est plus facile à lire, plus heureuse pour l’acte de lecture. Avec la prose, la relation des mots entre eux est plus complète – basée sur l’intrigue des personnages. En poésie, on se bat pour chasser les étymologies, on peut s’enfuir, mais le poème nous prend au piège devenant... une rune, un koan, un nœud de vie, une amulette. Vous pouvez lire en cercles de temps et non en chroniques. Les distinctions sont moins précises avec ce qu’on appelle le poème en prose, un champ de condensation et emballé comme un rêve pourrait l’être avec des détails lumineux que vous capturez à l’aube. La distinction est dans le rythme, le pas de l’esprit, la danse, le danger, le précipice est dans la poésie. Vous pouvez atterrir avec la prose. Le texte est la mise en cage, l’œil intérieur rougissant son propre cœur, la vocalisation est la transmission. Avec la prose traditionnelle, vous êtes libéré de l’obscurcissement, de la perplexité, vous êtes à l’aise dans votre simplicité en assemblant des phrases, des incréments de son. Le poème en prose est une exception, le sauvage rêve surréaliste compressé. La crise est un tourbillon, un pinacle, un précipice. Les mots sont devenus insignifiants dans un certain contexte, à une époque de dystopie, où les gens ne font pas attention à leurs mots, ils sont grossiers et mercenaires. Seulement là où ils vous mèneront dans le Capitalocène. Les mots sont censés vous envoyer sur quelque chose. Sommes-nous plus fidèles à la prose ? Quand la poésie nous déchire. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. La forme pour moi est l’épickos en temps de crise. Raconter l’histoire du temps, du rêve, du monde de la mort, des charniers, des sites et des interstices de l’amour et du désir. J’ai écrit IOVIS TRILOGY : Colors In The Mechanism of Concealment (la TRILOGIE IOVIS : Les couleurs dans le mécanisme de dissimulation) pour m’attaquer au patriarcat dans ma vie, dans mon espace vital. L’espace mental est un champ de bataille, disent certains, de Mars. Des mondes en collision. Avec la sciamachie, la bataille avec les ombres. Dissonance cognitive. Commencé avec un dogtag (plaque d’identité que les soldats portent) sous mon bureau, dans le sous-sol de l’école primaire, pour me cacher de la menace de la bombe atomique. J’avais besoin d’une forme longue qui voyagerait avec moi pendant des années d’action, de protestation, et d’histoires, d’histoire de lutte et de changement et de communauté, de la voix solitaire criant dans le désert, et aussi d’être au centre du tourbillon de la poésie et de la « fabrication » et du chant aussi. L’opéra et le blues. Le free jazz dans la performance, en collaboration avec les bodhisattvas de l’instrument, de la pulsation et de l’esprit sauvage. Le barde avec ses cordes vocales. C’est ça aussi le travail, son oralité. L’attention aux archives du son et du souffle. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Les archives, la transmission aux êtres nés maintenant et dans le futur, tout ce que nous en avons. Cette poésie a toujours existé avec la conscience, elle EST la conscience. Le travail de traduction et d’opération incertaine, le travail du silence, de la pause et du champ ouvert, la ré-imagination de nos mythologies et de nos désirs, la direction de la voix et de l’imagination répondant aux milliers de choses de ce monde chatoyant. Les soins de nos ancêtres en poésie, les peines de nos luttes, toutes espèces animales, les « arbres et la verdure et ainsi de suite » comme le dit une prière... les chants de la baleine à bosse. Comment nous regardons et considérons notre cosmos et le multi-vers. La grande cacophonie. Les grandes catastrophes. Vers le chemin de la gnose, du savoir, de la mémoire future, de la poésie « éternelle », de l’interaction cinétique afin que nous puissions refléter notre Trouble et notre Beauté et aider à réveiller le monde à lui-même. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Nous connaissons et étudions notre prosodie et celle des autres. Le rythme et le son, l’accentuation du Il, les ponctuations, les marques, le battement du cœur, la lamentation. Pas un monde anglophone, la poésie et la prosodie ne sont pas un empire colonial. Nous apprécions et savourons les détails, les mécanismes et ce qui a précédé. Nous aimons l’attention portée à la ligne, au souffle, à la forme. Nous savons quelles sont les choses qui stagnent. La boule de cristal est trouble. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. La traduction est essentielle à notre travail. Et il nous incombe de nous y essayer. Lorsque j’ai travaillé avec le Therigatha et le Theragatha (du Canon Pali — les premiers poèmes des mendiants bouddhistes, des moines et des nonnes errants et sans abri — avec le sanskritiste Andrew Schelling, nous sommes remontés à l’époque du bouddha historique. Pour reconnaître un monde de renoncement et de joie de la lutte. Des voix s’élèvent : Je suis libre Libéré de ma corvée de cuisine Je ne suis plus esclave de mes casseroles sales. Mon pot sentait comme un vieux serpent d’eau... (« La mère de Sumangala parle »)

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Siège passager

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SEPT QUESTIONS A ALAA KHALID 1/ Une autobiographie en quelques mots. Alâa Khalid est né à Alexandrie en 1960. Il est diplômé de la faculté des sciences de l’université d’Alexandrie en 1982. Depuis 1999, il publie et édite la revue « Amkina » (Lieux) avec la photographe et artiste Salwa Rachad. Cette revue a pour objet la culture du lieu. Le poète et écrivain Mahâb Nasr, avait pris part aux premiers numéros. Il a huit recueils de poésie dont le dernier, Le néant aussi est un lieu de nostalgie, a été publié par l’Autorité générale du livre du Caire en décembre 2022 ; quatre romans dont le dernier, Le labyrinthe d’Alexandrie, est paru chez Dâr as-Shurûq au Caire en 2021 ; trois ouvrages sur la littérature de voyage parus chez Dâr as-Shurûq et Dâr as-Sharqiyyât ; quatre ouvrages en prose à mi-chemin entre l’autobiographie et la critique littéraire. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Pendant mon périple d’écriture poétique avec laquelle a commencé mon périple avec la littérature, une relation fluctuante est née avec la poésie. Sa présence, puis son absence, puis sa présence et ainsi de suite. Il y a toujours un iceberg immergé qui est seul à décider du moment de son apparition. Au départ, la poésie était le moyen de s’exprimer sur soi et de dire « la vérité ». Son principal moteur était à quel point elle était proche de la vie, de ses détails, jusqu’à se transformer avec le temps en de rares archives du quotidien. Mais bien sûr, à l’intérieur d’un contexte d’idées et de concepts auxquels je croyais à ce moment-là. Pendant les années où l’écriture de la poésie s’est arrêtée et qui a duré, peut-être cinq ou six ans ; je n’ai pas écrit une seule ligne. Comme si je redevenais illettré et que je ne connaissais pas les alphabets de ce monde. Puis un jour, le sommet de l’iceberg a commencé à poindre, j’ai commencé à glaner des signes pour des phrases qui bourdonnaient dans ma tête et une série de poèmes s’est mise à se succéder, comme si cet iceberg s’était formé une nouvelle fois et pouvait à présent flotter. Ce processus s’est répété environ cinq ans tout au long de ma vie avec la poésie qui s’est poursuivie plus d’une trentaine d’années. Cependant, à force, la crainte que la poésie ne se moque de moi a disparu, parce que je sais qu’il y a quelque chose qui se forme, des visions qui massèrent et une transposition quelconque en attente d’apparaître. Peut-être que ces interruptions constituaient le rythme du temps poétique en moi, ou bien le rythme de la vie d’une autre manière. La vie dont je cherchais les détails et en me les donnant, elle m’a donné ce rythme où elle vit. La vie a une autre révolution qu’elle effectue en tournant à l’intérieur du monde la poésie et des sens. Durant tous les moments de désespoir que je ressentais, où j’ai souvent décidé que je n’écrirai plus de poésie ou que la poésie de m’écrira plus, la poésie était tournée dans l’autre direction, en train de regarder mon navire en mer contre lequel elle risquait de se heurter. Peut-être est-ce la vie qui prit de nouveaux sens pendant mon périple avec la poésie, quittant les détails pour se mettre à la recherche de la structure ou de la forme qui la distingue. En effet, la structure ou la forme c’est ce qui donne le tempo, c’est ce qui guide le conscient et l’inconscient ensemble. Jusqu’à présent, elle ne m’a pas trahi. Je lui fais confiance parce qu’elle a préservé mon identité poétique, malgré ses interactions avec d’autres identités et d’autres manières d’écrire. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Il n’y a pas de distinction entre la poésie et la prose parce qu’en un sens, elles obéissent à une loi plus grande qui les anime, à savoir l’âme de la poésie. Je crois que l’écriture, sous toutes ses formes, est partie de ce lieu sacré. Ce paradoxe qui a fait que le langage dévie de ses origines pour exprimer ce niveau d’expression nouveau et inouï. L’âme de la poésie est l’origine qui s’est propagée dans de nombreuses et diverses formes d’expression. Pendant les périodes où l’écriture de la poésie s’est interrompue, elle lui trouvait d’autres échappatoires dans l’écriture de la prose. Cependant, même ainsi, elle ne s’est pas complètement diluée dans la prose. Peut-être a-t-elle pris une nouvelle version à l’intérieur de la prose, car il y a une différence entre l’âme de la poésie et le fait poétique. Ce qui s’est glissé vers la prose c’est l’âme de la poésie, tandis que le fait poétique avec lequel j’ai inauguré mes écritures avec la poésie, il n’en a jamais trop fait ni ne s’est perdu dans d’autres expériences. Ce « fait » a façonné la structure à travers laquelle la poésie peut apparaître, comme si la poésie créait sa propre coïncidence avec elle-même et non d’un autre contexte. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Peut-être que la crise humaine que nous vivons tous désormais et qui menace la poésie en ceci qu’elle menace le moi de l’Homme et réduit sa liberté, peut-être que cette crise a généré un enchevêtrement des formes, des structures et des genres d’expression poétique. Bien plus, elle a créé de nouvelles formes, à mi-chemin entre le conte et la poésie, entre le journalisme et la poésie, entre la poésie et la musique. Si bien que d’autres critères se sont ajoutés à son essence, afin de prendre le dessus sur ce moi contracté du fait de la crise. En ce qui me concerne, avec le temps et beaucoup de lacunes qui ont imprégné ma relation avec elle, le concept de « Vérité » s’est transformé, de même que s’est transformé mon concept de moi-même. La poésie s’est emmêlée avec des formes narratives qui inclinent vers le conte ou la narration. Cette construction narrativo-dramatique a fait en sorte que la poésie concentre son devenir sur la forme. Cet événement dramatique attend de flotter à sa surface, même si la poésie se trouve toujours au-delà des événements, des faits, et n’attend aucune histoire dans laquelle elle prendrait forme. J’ai commencé ces dernières années à tendre vers cette mystérieuse quintessence poétique qui cède plus à une intuition poétique et est loin d’un événement de vie en particulier. Peut-être que la mémoire enfantine s’est vidée, ou que son espace de révélation, de vérité, s’est heurté aux obstacles de la langue, du tabou et du normal ; ou du rétrécissement de la possibilité d’expression en raison de la crise humaine. La révélation s’est ainsi vidée de l’énergie de la culpabilité, de la transgression ou de la capture symbolique et iconique de la sphère privée. C’est pourquoi je me suis plus dirigé vers des espaces baignés dans l’ambiguïté existentielle qui sort d’un autre réservoir, autre que la mémoire de l’enfance. Peut-être est-ce le réservoir de la culture elle-même, dans l’une de ses représentations et son lourd héritage humain à l’instant où elle croise l’existence personnelle. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Maintenant, partout dans le monde, la poésie est isolée et vit seulement des bourses dans les académies et les universités. Rien ne représente une poétique mondiale malgré la globalisation de la vie aujourd’hui. Mais c’est une globalisation qui ne forge aucun modèle humain. L’idée/ la référence commune se dissout au milieu de cette fragmentation de la vie malgré les nombreux abonnements à l’initiative des médias, mais la plupart ne sont que consommation. Cette fragmentation s’est reflétée sur la poésie et à présent, le poète, en dépit de ses liens avec le monde, est isolé. Ainsi, il y a un récit d’une expérience personnelle sans la moindre référence, intérieure ou extérieure, pleine de peurs et un flou quant à l’avenir et peut-être même une rupture avec le passé. Une expérience personnelle suspendue qui ne vit peut-être qu’à l’intérieur de la langue. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Je crois que la prosodie est aujourd’hui très différente du passé. Ce n’est plus cette parole de mesures et de rimes, mais elle a une autre place. C’est comment préserver le rythme à l’intérieur du poème, à travers des formes répétées et diverses d’idées, et des manières de les formuler à l’intérieur de chaque poème. Peut-être que ce « rythme » est l’équivalent de l’ancienne prosodie et qui aujourd’hui se trouve à l’intérieur d’une large surface expérimentale. Par exemple, parfois, en libérant la langue de l’éloquence en la transformant en surface transparente révélatrice de sens. Bien sûr, il y a plusieurs façons selon la vision de chaque poète, mais toutes dépendent d’un effort organisé afin de transcender la surface de la langue en direction du sens. C’est pourquoi la poésie est à présent à même d’être traduite d’une langue à l’autre ; le sens est devenu flottant avec la surface de la langue ou se tient à proximité. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. Je pense que le rôle de la poésie aujourd’hui, dans cet instant de fragmentation que l’on vit, est d’unifier ou de créer un commun mondial et universel, ce que la culture globalisée n’a pas réussi. Peut-être parviendra-t-elle à relier de nouveau ces existences humaines à la fois unies et désunies sur un commun plus grand qui n’est pas la globalisation. Peut-être que la globalisation a forgé un monde unique, mais ses disparités sont grandes et chacun vit sa globalisation à sa façon. C’est pourquoi la traduction peut guetter cette pulsation différente de l’impact de la globalisation, afin de créer une universalité nouvelle, résistante, à travers laquelle le moi poétique, où qu’il soit, peut voir qu’il n’est pas à l’écart, ou seul face à la crise. Peut-être que cela redonnera au poète foi en l’avenir.

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Stations d'Al Hallaj

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SEPT QUESTIONS A PIERRE JORIS 1/ Une autobiographie en quelques mots. Né par hasard à Strasbourg un 14 juillet, j’ai grandi au Luxembourg, pays des ancêtres, jusqu’à ce que je m’échappe après le bac — Paris, d’abord, la fac de médecine, 1 an, puis Shakespeare & Co. pendant quelques mois, premières errances nomades vers l’Andalousie et Tanger, et la grande traversée vers New York à l’automne 67. Ensuite ce fut Londres entre 1972 et 1976, Constantine de 1976 à 1979, Londres et Paris entre 1980 et 1986, puis retour aux USA en 1987 : Binghamton, NY puis San Diego, et en 1992 retour sur Albany, NY — depuis 2009 j’habite Brooklyn & transhume tous les étés vers mes atlâl européens, & voyage ailleurs n’importe où si on me demande de venir lire. Autobiographie donc par dé-placements, car poète = nomade, où = égal “se doit d’être” nomade car… 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie ». … Poésie = mouvement, voyage, nomadisme, travail & conscience du dé-placement = dé-couverte de l’autre = avancée à travers le dessous (dérives étymologiques) & le dessus de la langue (dérives orales) = voyage dans l’interstitiel des mots, des lettres elles-mêmes = cheminement dans l’entre-deux, l’entre/antre, le barzakh qui est (yah, Ibn-Arabi) tout ce qu’il y a. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? Oui et non. Le poète David Antin avait suggéré un jour que la prose ne serait qu’un cas spécial de poésie concrète préformatée avec comme unique contrainte la justification des deux marges… Façon intéressante de penser la chose car évidemment la poésie précède de plusieurs millénaires ce qu’on appelle prose. Comment alors donner un jugement de valeur ? J’ai toujours tenu à cette définition par Ezra Pound de la littérature comme « langue chargée de sens au plus haut degré ». A cette auge, la poésie est le point plus haut de la littérature et la prose n’atteint cette distinction qu’assez rarement — mais disons par exemple que Nedjma de Kateb Yacine, ou une bonne partie de l’œuvre de Mohamed Khaïr-Eddine (parmi les écrivains maghrébins que j’aime beaucoup), ou encore Céline ou Pierre Guyotat atteignent ce niveau. C’est donc avant tout une question d’intensités, vu que la poésie moderne depuis Rimbaud ne se définit plus par la métrique ou la rime qui ne sont qu’affabulations externes. Mais évidemment dans ce qui passe pour « vers libre » il y a beaucoup de mauvaise ou fausse poésie, avec une langue très avachie, souvent bien moins intense que la bonne prose. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Comme la forme n’est qu’une extension du contenu, en temps de crise la forme sera celle de la crise, sera elle aussi en crise. Le poète américain Ed Dorn suggérait dans les années 70 qu’un de nos problèmes était qu’on ne savait même pas encore ce qu’était une crise. Peut-être que (le destin de) la poésie est justement l’investigation, la recherche de ce qu’est une crise. Comme le contenu n’est que l’extension de la forme, la crise appartient, est incarnée — doit l’être — autant dans le contenu que dans la forme. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Aussi longtemps qu’il y aura un monde et des humains, il y aura de la poésie. Son avenir est donc celui du monde et des humains. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Elle est à réinventer à chaque coup car comme je l’ai suggéré plus haut la forme d’un poème change avec le contenu, donc chaque poème développera une forme nouvelle dans le processus de l’écriture, forme à laquelle le poète devra être attentif. Pour utiliser un terme sufi, j’envisage le poème comme le ta’wil (l’exégèse et textuelle et spirituelle) de la première ligne, peu importe d’où le poète la tient — elle peut être due au hasard, trouvée dans la rue, dans un rêve, inventée, peu importe. Comme tout bon musicien improvisateur, le poète se sera longtemps préparé pour l’occasion, aura fait ses gammes, son « woodshedding » comme on dit des musiciens de jazz qui vont des heures et des heures, même des années et des années durant, s’entraîner sur leur instrument dans la remise de bois au fond du jardin pour ne pas emmerder leurs proches. Le poète de même doit avoir étudié, doit connaître les possibilités de la prosodie comme le musicien connaît celles de son instrument. Et puis jouer, inventer, trouver la note qu’il ne connaissait pas encore. Car, comme le dit si bien Ornette Coleman, au fond « il n’a a pas de fausse note » — faut juste trouver où la placer ou découvrir où ce qu’elle nous mène et alors savoir la suivre. 7/ La place de la traduction dans la démarche poétique. Langue = traduction. Qu’on parle ou écrive, ce qu’on fait c’est traduire des évènements physiologiques, électriques, biologiques en un système artificiel de signaux (il n’y a pas de langue « naturelle »). Ce pourquoi je vois assez peu de différence entre les deux activités — l’écriture et la traduction — car il n’y aurait une vraie ou absolue différence uniquement si écrire un poème était une action totalement autonome, sans relation avec toutes les relations (qui dit relation dit traduction) qu’une langue présuppose et en fait entretient avec le système bio-informatique du ou de la “poète,” et le monde dans lequel les deux, poète et langue, baignent, plus ou moins à l’aise. Et voilà que me vient à l’esprit une phrase du dernier Godard, l’Adieu à la langue, qui dit à peu près : « Bientôt il faudra à chacun de nous un interprète pour les mots qui sortent de nos bouches ». Le seul mot qui me semble de trop c’est celui de « bientôt » — nous y sommes déjà et nous y avons sans doute déjà toujours été. Mais même si le poète peut être ou rester plus ou moins inconscient de cet état de traduction permanente qu’est écrire, il est important que le lecteur soit conscient du fait que lire c’est traduire.

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Tortue de l'effacement

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SEPT QUESTIONS A ABDALLAH ZRIKA 1/ Une autobiographie en quelques mots. Né en 1953 à Casablanca. Il écrit ses premiers poèmes à l’âge de 12 ans. En 1977, il publie un premier recueil, Danse de la tête et de la rose. Le succès est immense. Mais cela a provoqué son arrestation, accusé « d’avoir porté atteinte aux valeurs sacrées ». Il a passé deux ans en prison. Sorti, il s’est consacré à l’écriture. Alain Jouffroy a dit de sa poésie : « Un poème qui transgresse l’ordre poétique, toute vieillerie poétique. Pas de lyrisme : de la matière parlante. Pas de complaisance : de la nudité affrontant toute apparence de chose et d’objet. Pas de religion ; de la sagesse réinventée. Une sorte d’au-delà réinventé sur terre. Une ouverture de l’être à l’incernable réel ». La plupart de ses recueils sont traduits en français tels que : Rires de l’arbre à palabre (L’Harmattan, 1982), Bougies noires (La Différence, 1998), Insecte de l’infini (La Différence, 2007). 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Je vois toujours la poésie comme ce figuier à la couleur verte froide que j’ai vu la première fois chez ma grand-mère. Depuis, je vois ce figuier surgir dans mes poèmes. On ne peut pas la définir, c’est quelque chose qui m’éblouit de loin, un petit soleil dans le cœur, et aucun sens ne peut la contenir. Elle est presque au-delà de tout. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? En poésie, un mot peut contenir tout l’univers. Tout est ciselé, laminé, sucé jusqu’à l’os. Tout n’est qu’essentiel de l’essentiel. En prose, l’espace grandit, le temps s’allonge, on décrit, on narrait, on dialogue, on explique, on répète… Deux « univers », mais qui se croisent et cohabitent. Chacun nourrit l’autre, et chacun il est le miroir de l’autre. 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. Je ne crois pas beaucoup à la distinction entre la forme et le contenu, mais je pense que « la forme » est plus forte, a plus de sens en temps de crise (où le sens même perd son sens). Ce qu’on appelle par contenu n’est que quelque chose déjà dite, mais c’est « la forme », ce feu qui donne vie à un certain contenu inerte, usé. En temps de crise, on est bourré de discours pas possible dans tous les sens, et c’est dans cette forme que tout peut être chamboulé et renversé. 5/ Quel avenir pour la poésie ? La poésie n’a toujours que l’avenir. Le présent est grignoté et dévoré par cette « Mauvaise poésie publicitaire » dans la course de la consommation déchainée et mondialisée. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. Pour moi, le côté « sonore » dans le poème m’aide beaucoup à « se déplacer » librement durant l’écriture. Ma « petite musique » intérieure rejoint ou elle est identique à ce qui est « organique », « instinctif » chez moi. Quelle belle liberté de toucher ce côté musique-physique. Quand les mots deviennent physiques, et ensemble d’espaces, quand le poème devient comme un bloc ou une petite maison basse. J’aime parfois rendre mes mots « banals », « plus quotidiens ». C’est un plaisir. Je veux expliquer, je veux rester un peu longtemps sur une description par exemple. J’écoute ce qui est « visuel », et je vois ce qui est « sonore ». 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. Je pense qu’en général, un texte est lié à cet acte de traduire. Interpréter, c’est déjà traduire. Ecrire dans une seule langue, c’est traduire d’autres langues intérieures en nous. Et en général, s’il n’y avait pas le travail de traduction dans le monde, on ne connaîtrait pas tous ces textes dans leurs langues.

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Voyageur sans voie

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SEPT QUESTIONS A GÜLTEKIN EMRE 1/ Une autobiographie en quelques mots. Je suis né à Konya en Turquie. Quand j’avais trois ans et demi j’ai perdu mon père qui était marchand ambulant de livres. J’ai étudié la langue et la littérature russe à la faculté de langues, géographies et histoires à l’Université d’Ankara. En 1977 mon premier poème est publié. J’ai travaillé comme rédacteur, durant six mois dans deux maisons d’édition et quatre ans et demi à la bibliothèque nationale à Ankara. En 1980 je me suis installé à Berlin. Je suis parti à la retraite après trente ans d’enseignement. Je consacre mon temps pleinement à la littérature et à l’écriture. 2/ Comment répondre à une injonction brusque : « Définissez la poésie. » Il n’est pas facile de définir d’emblée la poésie. Quel poète peut-il le faire ? Pour moi, la poésie, c’est la vie elle-même. Les mille et un détails de la vie constituent le matériel pour la poésie. Imaginons tout ce que nous vivons dans une journée ; les vagues à l’âme, les émois, les déceptions… Les agitations politiques et sociales, les injustices dans le monde… Tout ce que nous vivons vient se réfugier dans les images. Tout ce que nous ne pouvons pas vivre et nos rêves prennent aussi une place dans la poésie. Bien entendu, notre enfance aussi. Puis, nos souvenirs, nos amours, nos retrouvailles, nos séparations… Nous exprimons également la mort de ceux qui nous sont chers, nos souffrances. La nature, les agitations saisonnières font leurs effets sur nous et nourrissent la poésie. Les bribes de vie qui ne disparaissent pas et qui dorment tout simplement dans notre subconscience germent dans la poésie. L’histoire, la géographie, les différences culturelles, les espaces… accompagnent aussi la poésie. Chaque domaine de la vie est dans le domaine de la poésie. C’est-à-dire la poésie est la vie elle-même. Ce qui constitue le langage poétique, le contenu poétique, c’est la vie.. 3/ Prose et poésie, la distinction a-t-elle un sens ? La poésie est un chêne millénaire qui nourrit tous les autres arts. Elle est très fertile. En partant d’elle-même, elle couvre la toile avec les dessins, les couleurs du peintre. Quand nous disons, « C’est une peinture comme une poésie. » nous évoquons la fraternité entre la peinture et la poésie. C’est pareil quand il s’agit d’un roman qui parle de la vie, de l’amour, de l’homme et de la femme avec un style poétique. Les images qui nourrissent cette forme monte le niveau esthétique du roman, le rend plus lisible. On peut dire la même chose pour les nouvelles où l’air poétique circule dans les phrases. Ce qui nous permet de les qualifier, « unique », « très beau », « fluide ». Pour donner un exemple, voici les nouvelles de Tchekhov. Je pense pareil pour les essais aussi. La particularité formelle entre la prose et la poésie disparaissent petit à petit. Parfois il est difficile de distinguer une poésie d’un récit. Les poèmes en proses d’Aloysius Bertrand dans « Caspard de la nuit » ne sont-ils pas à la fois proses et poèmes ? 4/ De la forme (et du formel) en temps de crise. La forme est le corps de la poésie, son apparence, son habit. Chaque forme nait en même temps que la poésie. Cette dernière ouvre ses yeux au monde avec sa forme. Le poète ne fait qu’arranger celle-ci. Il jette ce qui coince, il polit, il rajoute ce qui manque etc. L’équilibre entre le fond et le contenu est très important. Donc on adapte l’habit au corps. Pour ma part la forme n’a jamais primé sur le fond. Le premier vers de mon poème a défini sa forme, son chemin, son but aussi. Les formes superficielles qui ne reflètent pas l’âme de la poésie sautent aussitôt aux yeux attentifs. Des recherches formelles qui sont bien éloignées du monde interne de la poésie se trouvent la plupart du temps chez les poètes apprentis. Dans une poésie qui n’a pas trouvé une bonne forme, peu importe qu’elle soit rythmée, rimée ou libre, le thème devient fade. C’est parce que la forme appartient au langage poétique spécifique. C’est pourquoi la différence de formes d’une épopée à un compte, d’une poésie populaire au sonnet, de la poésie expérimentale à la poésie traditionnelle des pays…. 5/ Quel avenir pour la poésie ? Souvent on aborde beaucoup plus le sujet d’avenir de la poésie que celui d’autres arts. Je m’étonne toujours quand j’entends ces genres de propos : « La poésie est morte », « la poésie est finie », « on ne lit plus la poésie » … L’attaque de la technologie moderne, de l’internet contre la poésie est aussi permanente que contre d’autres genres. Mais seulement l’avenir de la poésie est mis en cause. Il est vrai que l’avenir de notre monde est un grand point d’interrogation. Si le monde est fini, ce n’est pas seulement la poésie qui sera morte, mais d’autres genres aussi. Si l’art existe c’est parce que l’homme existe. Tant que l’homme existera, la poésie aussi. La poésie c’est la vie. La vie d’un homme sans la poésie n’est pas concevable pour moi. Elle est présente, d’une façon ou d’une autre, dans la vie de chaque individu. Si nous disons « comme une poésie » pour une belle femme, pour un beau paysage, pour une journée inoubliable, pour le coucher du soleil, pour un film que nous venons de regarder… comment l’avenir de l’avenir de la poésie peut-il être mis en cause ? Bien que la poésie plonge dans des formes différentes, elle est toujours ouverte aux nouveautés. C’est ce qui fait sa force. Dans l’avenir elle prendra surement d’autres formes mais elle existera toujours. 6/ La part de la prosodie dans l’élaboration du poème. La conception de la poésie varie d’un poète à l’autre, ce qui est normal. La poésie d’un Maïakovski et d’un Lorca peut-elle être pareil ? Celle d’un Aragon et celle d’un Neruda ? Celle de Nazim Hikmet et celle d’un poète africain, asiatique ou européen ? Chaque poète trouve sa forme d’expression, son langage poétique. Certains ont un langage plus simple que celui d’autres. Certains s’appuient sur des images, comme Ungaretti ou Paz, difficiles à saisir. Certains essaye l’épopée, comme Nazim Hikmet, alors que d’autres essayent d’atteindre une expression moderne tout en avançant sur le chemin traditionnel de la poésie. Certains utilisent le haiku. Ce qui importe est de trouver la meilleure forme et l’efficacité pour exprimer quelque chose. Ils peuvent utiliser la poésie avec une limpidité, comme Brecht, comme un moyen de connaissance, de motivation, d’orientation, de pensée ou comme Maïakovski, comme un moyen de résistance. Il suffit que le poète sache comment aborder ses thèmes. Bien entendu, la prosodie rend la poésie plus pénétrable, saisissable, efficace. C’est le point commun chez les grands poètes. 7/ La place de la traduction dans l’écriture poétique. La traduction est une action d’écriture non négligeable. Quand j’avais traduit du russe le livre de Maïakovski, intitulé 150 000 000, je savais qu’il ne suffisait pas connaitre une langue pour faire la traduction. Il ne suffit non plus que le traducteur aime la poésie. Il faut que le traducteur maitrise aussi le langage poétique qu’il traduit. Si la traduction n’existait pas nous n’aurions pas connu les poètes d’autres pays. Le chef d’œuvre de Neruda, Canto General, est finalement et heureusement traduit en turc 70 ans après sa publication. C’est la traduction qui permet de faire connaitre la poésie dans d’autres langues et cultures. Elle permet par là de former les poètes de jeunes générations.

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